Ah, le nombre!
Parlons-en donc et tentons de rendre plus accessible ce Saint Graal des mathématiques.

dimanche 22 mai 2011

Diagnostic : un étiquetage dangereux!

Voici un extraordinaire exposé sur le diagnostic des maladies neurologiques et ses possibles erreurs. À visionner, absolument!
tinyurl.com/TEDtalks-Cerveau
Ouf! C'est comme un grand coup de poing à l'estomac! C'est surtout un très sévère rappel à l'ordre pour tous les étiqueteurs professionnels qui, par ignorance ou par simplisme, contribuent exactement à l'oeuvre contraire de cette éminente spécialiste du cerveau.

À méditer.

Michel Lyons :-)

samedi 15 mai 2010

Je subitise, tu subitises, nous subitiserons...

Un certain sens inné du nombre appelé subitisation
Les bébés naissent avec un certain sens du nombre qui leur permet de comparer de petites numérosités (on préfère ce terme à nombre, quand il est simplement question de désigner combien il y a d'objets dans un ensemble) et d'effectuer des opérations simples sur de telles quantités. Il y a quelques années à peine, cet énoncé aurait paru totalement loufoque! Mais aujourd'hui, les recherches en neurosciences sont formelles et convergentes : les nourrissons subitisent! Voir à ce sujet l'expérience phare de Karen Wynn.

Après quelques mois à expérimenter des activités sur le nombre destinées aux tout-petits (Étape A, 0-3 ans), une nouvelle hypothèse prend forme, une idée tout aussi ébouriffante, au premier regard : Pratiquement tout l'arsenal mathématique que le cerveau humain s'est donné pour conquérir le nombre et les opérations ne serait qu'une suite d'extensions de l'aptitude naturelle à subitiser. 

Si cette hypothèse s'avérait exacte, il n'y aurait entre le balbutiement maladroit "Un, deux, cinq..." et les nombres 456,  π et √39 qu'une différence d'intensité d'un même besoin naturel de capter rapidement et de mémoriser des quantités! Capotant, non ?

Étape A : Sens inné de la numérosité et subitisation
La subitisation est une aptitude innée de perception globale de petites quantités. La limite de cette aptitude que nous partageons avec plusieurs animaux se situe à 3 ou 4... Testez vous-même votre capacité de subitiser au moyen de l'exercice suivant :
D'un bref coup d'oeil et sans compter, trouvez combien
il y a de lettres dans chacune des chaînes suivantes :

AAA      BBBBBB      CC      DDDDDDDD      EEEEE      F      GGGG      HHHHHHH

La numérosité des chaînes A, C et F est directement captée par les aires visuo-spatiales du cerveau. La subitisation est totalement indépendante des aires du langage. Bébé subitise lui aussi en saisissant ces petites numérosités, bien avant que le langage s'installe et sans aucun recours aux réseaux cérébraux qui lui sont normalement associés. 

Les chaînes de B, D, E et H confrontent le cerveau à la limite de son aptitude à subitiser qui tourne autour de la chaîne G. Le cas de la chaîne E nous fait mieux percevoir cette limite et ressentir l'appel d'une autre fonction cérébrale. Limité à subitiser 3 ou 4 éléments, bébé va éventuellement devoir trouver mieux...

Une première conclusion s'impose : Prétendre que le nombre est un sous-produit du langage est un mythe tenace que les neurosciences ont définitivement démenti. Le sens du nombre apparaît bel et bien AVANT le langage.

Quoi faire s'il y a plus de 4 éléments ?
Refaites le test de perception du nombre de lettres avec les cas ci-dessous. Cette fois-ci, prenez le temps qu'il faut pour trouver le nombre exact de lettres dans chaque chaîne.

ABCDEF                  GHIJKLMNO                  PQRSTUVWXYZ

Quand les limites de la subitisation sont atteintes, deux types de stratégies cérébrales semblent disponibles. Elles permettent de définir et de différencier les étape B et C.

Étape B : Le comptage visuel et les constellations
Le comptage visuel est peut-être ce que vous avez fait avec la chaîne A en la subdivisant: ABC+ DEF ou même AB + CD + EF. Cette solution a probablement la première à être adoptée par le cerveau de nos très lointains ancêtres. L'histoire des notations numériques développées par toutes les cultures humaines est farcie d'exemples découlant des limites de notre faculté de subitisation. Les arrangements des numéros de téléphone, d'assurance sociale, de cartes de crédit (tranches de 2, 3 ou 4 chiffres) ainsi que la représentation des nombres de notre numération positionnelle (tranches de 3) ne sont que quelques exemples d'applications de la subitisation devenue opératoire. Les constellations de figures utilisées sur le dé, les dominos, les cartes à jouer et autres montrent également comment les arrangements spatiaux respectant les limites de la subitisation naturelle ont été exploitées pour prolonger cette aptitude à des numérosités de plus en plus grandes.

Étape C : Le comptage verbal et l'énumération
En cherchant le nombre de lettres des chaînes G et P ci-dessus, on pourrait également faire appel à une autre stratégie incontournable quoique totalement différente du comptage visuel : le comptage verbal. Les lettres sont alors parcourues une à une en les associant à la comptine numérique : un, deux, trois... Cette deuxième solution fait appel aux aires cérébrales du langage et il ne serait pas surprenant de constater qu'elle survienne chez les tout-petits plus tardivement que la subitisation opératoire et la capacité de mémoriser des constellations. De plus en plus de recherches en neurosciences nous mettent cependant en garde contre cette stratégie verbale érigée en statue dans notre culture mathématique moderne : en doses massives, le comptage oral pourrait débrancher les enfants de leur aptitude naturelle à subitiser en forçant le nombre à poursuivre prématurément son évolution dans l'aire du langage, loin des capacités visuelles innées et indispensables à moult développements indispensables futurs (voir particulièrement les étapes 2 et 3). Les nombreuses pannes d'images mentales en mathématiques représenteraient les pires conséquences de cette mise au rancart prématurée de la capacité de visualiser.
    Une deuxième conclusion devient de plus en plus plausible : Quand les limites de la subitisation naturelle sont atteintes, le cerveau fait appel à différentes stratégies de comptage qui lui permettent de prolonger le sens inné du nombre. La première stratégie est fondée sur les aptitudes à subitiser (c'est le comptage visuel), tandis que l'autre fait appel au langage et à la capacité d'énumérer (c'est le comptage verbal). Ces mécanismes primitifs provenant de processus cérébraux très différents, il devient impératif de comprendre comment ils peuvent coexister dans la pensée de l'enfant sans que le procédé langagier et séquentiel atrophie le sens visuel inné et plus global des numérosités.

    Ainsi progresse le sens du nombre en construisant sur diverses aptitudes innées ou extrêmement précoces (subitisation, superposition visuelle, énumération...). Les autres étapes du développement du nombre vont elles aussi apparaître comme des stratégies pour capter et mémoriser des quantités défiant de plus en plus les capacités du cerveau. En résumé, voici les circonstances qui pousseraient notre cerveau à progresser vers les étapes subséquentes du développement du nombre à partir de sa capacité de subitisation devenue opératoire :

    Étape 1 : Quoi faire si les éléments à dénombrer ne sont pas accessibles à nos sens ?
    Réponse du cerveau : Recours à l'analogie (formation du concept de nombre abstrait) qui permet de se donner un support concret de substitution et, éventuellement, des représentations imagées ou symboliques. Le sens du dénombrement est désormais pleinement intégré.


    Étape 2 : Quoi faire quand il y en a beaucoup ?
    Réponse du cerveau : Recours au groupement, qui ne serait qu'une forme de subitisation opératoire recourant à des procédés plus évolués!


    Étape 3 : Quoi faire quand il y en a vraiment trop ?
    Réponse du cerveau : Recours à la numération de forme (faisant appel au concept d'équivalence fondé sur l'analogie et permettant d'étendre considérablement la subitisation opératoire).


    Étape 4 : Quoi faire pour opérer visuellement ?
    Réponse du cerveau : Recours à la meilleure représentation, un principe qui permet de visualiser une représentation numérique en l'adaptant aux contraintes de l'opération à effectuer.


    Étape 5 : Quoi faire pour garder trace des nombres et des calculs ?
    Réponse du cerveau : Recours à la notation écrite, ce qui conduit à la numération décimale moderne. La notation symbolique permet d'étendre presqu'à l'infini notre capacité de représenter des nombres, de les mémoriser et d'effectuer les diverses opérations de l'arithmétique.


    Étape 6 : Quoi faire avec tous les autres types de nombres ?
    Réponse du cerveau : Abstraction des principes opératoires valables pour tous les ensembles de nombres : naturels, entiers relatifs, rationnels... C'est le prélude à l'algèbre.


    Si cet article suscite des questions ou des commentaires, n'hésitez pas à m'en faire part.


    Michel Lyons :-)

    mercredi 17 février 2010

    La question qui tue!

    Combien ?

    Pour l'adulte et pour à peu près tous les enfants de 8 ans, la question est limpide. On y répond au moyen d'un nombre servant à quantifier diverses réalités: les personnes qui se trouvent actuellement dans la pièce, le prix d'un achat, la distance entre deux villes, etc. Pour l'enfant, cette question va cependant prendre différents sens, selon l'étape du développement du nombre où il se situe (je fais ici référence aux Étapes incontournables actuellement sous expérimentation):

    Chez les tout-petits et à l'étape A (avant 3 ans) la question Combien ? évoque une ritournelle familière accompagnée d'une série de gestes plus ou moins coordonnés des doigts de la main. Au début, la récitation est inexacte : un, deux, trois, cinq, huit... Dans ce cas, la correspondance entre les mots-nombres et les objets à compter n'existe pas ou bien elle est exécutée de manière non coordonnée. Il n'y a ici aucun comptage proprement dit. Pour mieux comprendre cette perception primitive, imaginons qu'on nous demande de danser sur les paroles de la chanson YMCA: Young man... Plusieurs personnes y arriveront approximativement en retrouvant un mot ou une ligne, ici et là, et en faisant les gestes d'accompagnement plus ou moins en harmonie avec la musique... Vraiment pas de quoi gagner un Grammy!

    À l'Étape B (3 à 5 ans) la question évoque surtout un rituel numérique culturellement valorisé. L'enfant y réagit par la récitation d'une suite de mots correctement ordonnés accompagnant une routine gestuelle d'étiquetage d'un ensemble d'éléments (c'est la correspondance terme à terme) exécutée avec une assez bonne précision, du moins pour une quinzaine d'objets. On parle ici de comptage-numérotage. Le comptage est correct, mais la compréhension du dénombrement est encore très imparfaite. Ainsi, si on demande Combien as-tu de blocs?, l'enfant répond: "Un, deux, trois, quatre." Si on répète : "Oui, mais combien de blocs?" La réponse se limite à une répétition systématique du rituel : "Un, deux, trois, quatre." Et c'est souvent l'adulte qui ajoute, sans réaliser ce qui se passe: "Tu veux dire quatre!" Mais ce n'est pas ce que l'enfant veut dire! Par analogie, ce comptage rituel correspond à notre capacité de réciter l'alphabet en associant chaque lettre à un objet différent d'un ensemble à dénombrer. Ainsi, on pourrait dire qu'il y a "S" perles dans un collier qu'on aurait correctement égrené en récitant l'alphabet jusqu'à cette lettre. Mais la dernière étiquette ne correspond pas tout à fait à un nombre, elle désigne simplement la "S-ième" perle de la suite. Malgré cette perception partielle, on pourrait tout de même répondre à des questions de quantification du genre: " Le collier de Patrice contient K perles et celui de Lisa en compte "M", qui en a le plus? ou encore : "J'ai enfilé F perles et j'en ajoute E autres, combien y en a-t-il maintenant?" Dans ce dernier cas, vous et moi aurions très probablement besoin de reprendre la récitation de l'alphabet depuis le début (pour obtenir A, B, C... J, K). Il nous faudrait un peu plus d'expérience pour effectuer un compte à partir de F et encore plus de familiarisation pour percevoir ces lettres comme des nombres à part entière. Les élèves situés à l'Étape B ressentiront exactement la même impression devant l'énoncé parfaitement analogue suivant: "J'ai enfilé 6 perles et j'en ajoute 5 autres, combien y en a-t-il maintenant ?".

    À la fin de l'Étape C (4 à 7 ans) la question "Combien?" aura pris tout son sens numérique. Dans ce cas, la dernière étiquette du comptage-numérotage signifie quelque chose de plus que la valeur ordinale attribuée au dernier élément de l'énumération, c'est aussi une valeur cardinale, ce qui nous permet de répondre correctement à la question Combien y a-t-il d'éléments dans cette énumération? On dit alors que le comptage donne lieu au dénombrement de la collection, car l'enfant applique le principe de cardinalité (ou principe cardinal). Cependant, à cette étape de son développement du sens du nombre l'enfant ne sait dénombrer que ce qu'il peut directement toucher, voir, entendre ou ressentir.

    À l'Étape 1 (6 à 7 ans) le comptage peut s'appliquer à des éléments non directement accessibles aux sens. Pour y parvenir, l'enfant a recours à sa capacité d'analogie en utilisant une collection de substitution: ses doigts, des jetons, des marques... C'est de cette panoplie de représentations variées que l'élève va se servir pour développer le concept de nombre (au sens piagétien) et pour parcourir les prochaines étapes incontournables du nombre au primaire. Le dénombrement est alors solidement maîtrisé et le recours aux mots-nombres et aux symboles numériques est perçu comme un moyen plus rapide de représenter les éléments à dénombrer.

    Si vous expérimentez les vidéos des étapes A @ C, n'hésitez pas à énoncer la question Combien ?, mais méfiez-vous des interprétations très variables que les enfants peuvent en faire. Cette question perturbe souvent les perceptions et les comportements des enfants que l'on attend à cette étape initiale du développement du nombre. Souvenez-vous surtout que cette question n'a peut-être pas pour l'enfant le sens que nous lui donnons en arithmétique abstraite. Surveillez les réactions typiques des tout-petits ou des élèves accusant des retards, elles vous alerteront à ce sujet. Dans des situations de comptage visuel des étapes A et B, associez la question Combien? à des périphrases comme Que va-t-il se passer derrière la porte ou les rideaux ? ou Y a-t-il des Subitos qui sont cachés? accompagnée peut-être de Juste un ou plusieurs ? La représentation de la réponse au moyen de jetons pourrait aussi constituer une façon de contourner cette difficulté de communication qui est une embûche non négligeable pour les enfants éprouvant des troubles associés au langage. L'incitation Compte-les! n'est pas une solution dans ce cas, car elle crée exactement la même problématique en référant à une routine que l'enfant peut considérer comme totalement étrangère à la question véritable (Y en a-t-il qui sont disparus ? ou...).

    Si vous avez vécu des expériences significatives au sujet de la question "Combien ?", n'hésitez pas à les ajouter à nous en faire part en réagissant à ce texte.

    Michel Lyons :-)

    mardi 9 février 2010

    Expérimentation : faut se parler!

    Bonjour,

    Maintenant que l'expérimentation sur le développement du concept de nombre est lancée, je suggère d'utiliser ce blogue où nous pourrons partager nos interrogations, nos découvertes et nos commentaires. Je vous invite à vous y inscrire et à participer activement aux échanges. Au fil des discussions, je publierai des mises au points théoriques ou pratiques qui me sembleront utiles pour la suite de l'expérimentation. En vous inscrivant, n'oubliez pas de mentionner à quelle clientèle vous vous adressez dans le cadre de l'expérimentation.

    N'hésitez pas à ajouter votre grain de sel.

    Merci et au plaisir!

    Michel :-)